17- La guerre de mon grand-père : « ils nous ont peut-être éviter de sauter »

La poursuite* commence à partir de Saint-Denis  où nous sommes en position depuis huit jours, chose étonnante, car depuis ce jour, nous ne faisions que changer de secteurs.

On commence la veille à tirer toute la nuit sur des carrefours, ce feu cesse à une heure du matin, au moment où nous allions nous coucher, fatigués.

Après six heures de sommeil, on nous alerte à sept heures : « à vos postes ». On tire de nouveau jusqu’à midi,  un feu bien nourris de toutes les batteries même avoisinantes, on se demande si c’est une nouvelle attaque… mais non, on nous annonce à trois heures de l’après-midi que les boches se replient en vitesse, et on ne sait où ils sont, l’infanterie ne les a pas encore trouvés.

On comprend que pour nous, c’est l’avancée et ses tracas, on nous fait porter les obus sur la route, car ce chemin de travers où nous sommes est trop boueux pour les chariots. Nous faisons ainsi plus de vingt voyages chacun, avec trois obus sur le dos (vingt kilos par obus), à 900 mètres de la route, 1800 mètres d’aller-retour, plus légers au retour, bien sur, en  s’enfonçant jusqu’à la cheville. On finit ce travail à minuit et demi, entre temps on a mangé sur le pouce.

On pourrait penser que c’était le moment de nous reposer : « Pas du tout ! », on nous donne ordre de nous mettre en tenue de marche, et d’aller de nouveau prendre le départ pour une route inconnue. Sans repos, avec cette fatigue, on peut juger de notre moral, mais les boches sont loin et, il est urgent de les poursuivre. On amène les avant trains, et les attelages** arrivent, il faut bien sortir les canons de cette ornière, les chevaux** aidant et nous, poussant aux roues, nous arrivons sur la route solide, et nous voilà sortis d’affaire.

Les routes sont minées, et la nuit est noire, il est à peine deux heures du matin, il faut éviter les grands trous de marmites et en plus, on patauge dans la gadoue jusqu’aux chevilles : notre chariot s’enfonce plusieurs fois dans les trous d’obus, à chaque fois c’est les jurons des conducteurs, nous de pousser aux roues : « quelle nuit ! ». On continue à marcher jusqu’au jour et on n’a pas dormi : enfin, on dit de faire halte. Nous sommes dans un  patelin, appelé Dormans,  où l’on met les batteries provisoirement.

On est prêt à tirer en attendant les ordres, on casse la croute, bien arrosée. Nous sommes sur un champ, et le repos se prolongeant, nous étendons notre capote par terre et, on essaie de dormir un peu pour se reposer, en baillant.

Un avion qui passe à cinquante mètres, au-dessus de nous, et qui porte une cocarde tricolore qui nous met en confiance, mais il se met à nous mitrailler. On se cache comme l’on peut sous les caissons d’obus, sous les chariots ou sous les pièces et, il n’atteint personne. 

Sur des ordres, étant mitrailleur de la batterie, je monte une mitrailleuse sous un arbre, mais plus de boches ! Nous tombons  de sommeil, voilà trente-six-heures qu’on ne dort pas, et encore, il faudra tenir jusqu’à ce soir, à condition que la nuit soit calme.

Le soir, on nous annonce qu’on ne peut plus tirer, les boches se sont encore retirés plus loin, on monte nos tentes à quatre et, l’on se couche sur le mince gazon, il ne fait pas chaud, mais nous dormons quand même.

A cinq heures, debout ! Il faut reprendre la poursuite, on ne marche pas longtemps, il fait beau temps, on s’arrête à Bertrancourt, un  village. On se met en position d’attente, car la position que nous devons occuper est encore tenue par les boches, et en plus, les ponts viennent de sauter, impossible de passer. Le génie n’a pas le filon pour reconstruire des ponts provisoires, car les boches arrosent la rivière de pruneaux de tout calibres.

Le soir arrivant, nous allons nous coucher dans les ruines de l’école, nous dormons mal, car on se couche sur le carreau avec la toile de tente et la capote : ça manque de ressorts et on se réveille les reins brisés.

On part de Bertrancourt à dix heures du matin, on fait un long détour pour éviter le pont sauté, on passe par de mauvais chemins, les chevaux aussi sont fatigués, il nous faut marcher à pieds, et pousser aux roues des canons, à certains moments.

Enfin, on arrive à Monceau-Lès-Leups, à cinq heures du soir, les boches viennent à peine de partir dans la matinée à dix heures. On se retrouve avec l’infanterie, qui est étonnée de voir des artilleurs avec elle : heureusement le brouillard nous cache, et les boches ne nous voient pas passer : ils sont sur la crête en face à 1800 mètres***, leur artillerie est très active et, tape de toute part, on ne sera pas fixé dans ce secteur.

On se met en haut du pays en batterie, les boches nous sonnent comme il faut : des « 150 » qui nous dégringolent , on n’a pas d’abris, on se cache comme on peut  : qui derrière un arbre, qui à plat ventre sous le canon, au risque d’être écrasé, on entend les éclats d’obus ronfler près de nous. Si le moral des civils est bon (d’après le journal que j’ai reçu ce matin) le nôtre est très bas, en ce moment. Les boches, s’arrêtent pendant une bonne demi-heure, mais ils ont lancé quand même des obus à gaz et,  nous devons mettre les masques.

Cela nous ennuie car on voudrait bien pendant cette accalmie, se construire une tranchée : « avec le masque rien à faire, c’est à peine si on peut respirer ! ». Les gaz s’étant dissipés tout de suite, on en met un coup, mais on manque d’outils, car le chariot est resté en panne en arrière.

On travaille tout de même ferme, car on se dit que la guerre va finir, nous transpirons, mais ce n’est pas cela qui nous arrête. Décidément, les boches ne veulent pas nous laisser travailler, ils remettent ça, les obus tombent encore, on n’a pas fini notre trou, on met encore les masques, et on reste à plat ventre, et personne ne dit mot : on pleurerait de rage, d’être obligés de rester là, à se faire bêtement tuer à ne rien faire. Quand ça s’arrête, on se remet à la tranchée, on redouble d’ardeur, la tranchée s’abaisse. Çà recommence encore une ou deux fois durant la nuit : ils ne sont pas commodes ! Ils doivent nous voir, il fait pourtant sombre.

On ne tire cependant pas, car nous sommes la batterie la plus avancée du secteur, devant les « 75 », nous les « 105 » à tirs rapides, mais d’artillerie lourde…On se couche accroupis les uns sur les autres, dans la tranchée toute humide ; comme nous sommes pièce de garde contre les gaz, c’est-à-dire « pièce qui doit veiller », un homme durant une heure chacun, et réveiller les autres en cas d’attaque.

Il est dix heures du soir et la roulante n’est pas encore arrivée depuis ce matin dix heures, donc nous avons depuis douze heures, le ventre vide ! La roulante arrive à minuit et demi, ça tape de partout : les boches nous sonnent,  le cuistot sur la route a eu sa roulante embourbée dans un trou d’obus, ils ont du la sortir à deux seulement ! On a tellement faim, que nous sortons quand même de nos trous, le ventre vide  maintenant depuis quinze heures, mais un peu de soupe nous fait du bien, un peu de viande et du pain, pas de vin, un peu d’eau, et nous regagnons notre malheureuse couchette. Le comble est qu’il se met à pleuvoir, alors on se couvre avec notre manteau, j’ai le derrière dans l’eau qui coule le long du corps, mais mon sommeil est plus fort. Comme nous voyons le jour arrivé, nous sommes quand même réveillés par le froid, mais nous nous relevons avec joie,  de nos mauvaises positions et, nous repérons une maison où l’on pourrait se coucher, pas à l’abri des marmites, mais on sera au sec.

Nous allons chercher de la paille en avant, les boches qui nous voient eux aussi, sont réveillés, de bonne heure et nous canardent avec des petits « 77 », des obus qui sifflent comme des sifflets d’enfants, mais on passe quand même en courant, notre paille sur le dos, pour ce soir , au cas où on pourrait en profiter, car on ne sait jamais. « A quoi bon !  »  Comme je le prévoyais, on reste quatre jours dans ce pays et, on n’y dort guère : on tire le canon toutes les nuits, on arrive à se reposer le matin, avant la soupe. Nous en avons marre, car on prolonge encore notre séjour de deux jours, à tirer toutes les nuits, les boches ont l’air de vouloir prendre pieds, on ne se couche qu’au petit jour : ce sont des tirs de part et d’autre, de véritables duels d’artillerie, nous tirons pendant une demi heure, et les boches nous répondent aussitôt à leur tour, de nouveau.

On a consolidé notre abris précaire, une tranchée bien profonde – je pense à ma mère qui me disait que c’était mauvais de passer les nuits à faire la noce – aussi nous avons des têtes de déterrés, une barbe de neuf jours, pas d’eau pour nous laver, ni pour boire, et pas de pinard non plus. J’ai la colère, recevant des nouvelles des civils qui disent que les communiqués sont bons, et que la guerre va finir, mais nous on ne voit pas la vie en rose.

Enfin les deux jours qui suivent sont meilleurs, on les passe à Monceau-Lés-Leups : les allemands viennent de reculer et, ils ne tapent plus sur nous, mais ils tirent dur sur les ponts de la Serre. Le génie ne peut reconstruire, et on ne peut avancer. Ici ce sont les avions qui viennent nous bombarder la nuit.

« Quelle vie ! vivement la fin ». On en arrive à souhaiter la mort, pour en finir de ce cauchemar. Mais ils nous ont laissé de belles récoltes de choux, des champs entiers de choux, qu’ils ont planté : après avoir été examiné avec soin par les docteurs, ils nous ont permis d’en user : le cuistot nous fait de bons plats de viande avec choux, salades de choux, soupe de choux, et même choucroute.

Enfin, un matin, on nous annonce qu’il faut poursuivre l’ennemi qui a enfin reculé, mais ils ont miné partout, il y a des mines sur les routes : que de convois sautent sur les mines ! On voit des cadavres, des chevaux déchiquetés, éparpillés, du sang partout dans les caniveaux, des macchabées allemands, et français mélangés : un spectacle impressionnant, mais il faut marcher et faire attention en même temps.

Un capitaine de cavalerie du poste de commandement avec ses deux officiers d’ordonnance viennent de sauter sur une mine, à quelques minutes devant nous : les trois chevaux sont par terre, coupés en morceaux, et les trois cadavres recouverts provisoirement d’une toile de tente, les sangs coulant encore sous la toile, nous passons et nous pensons : «  ils nous ont peut-être évité de sauter nous-mêmes ».

 

 

*Le 21, Château-Thierry est repris. Le 22, le groupe passe la Marne à son tour et les batteries sont en position dans la région de Gland (les poilus ne savaient pas où on les menait et il semble qu’ils n’aient pas été avisés des lieux dans lesquels on les menait)

** En quatre ans, 14 millions de chevaux, ânes et autres mulets, participent à la Première Guerre mondiale pour le compte de tous les belligérants. La plupart est réquisitionnée. Lors du déclenchement de la guerre, 520.000 équidés sont mobilisés en 17 jours. En août 1914, 460.000 sont mobilisés. Mais au fil de l’avancée du conflit et des morts, de plus en plus d’équidés sont importés par bateau des États-Unis, de Grande-Bretagne ou d’Argentine. La France dépensera près d’un milliard pour les faire venir . La République manque de pattes : pour déplacer les canons les plus lourds, il faut jusqu’à 178 chevaux. Près de deux millions sont incorporés à l’armée française et immatriculés. La moitié mourra entre 1914 et 1918. 130.000 pertes sont enregistrées rien que dans les trois premiers mois de combat. Ce n’est pas tant sous les bombes et autres projectiles que ces bêtes de somme meurent, que de froid et d’épuisement. Beaucoup ne survivront pas à la malnutrition : en mai 1917, l’État-Major est obligé de se séparer de 100.000 chevaux à cause du manque de nourriture. D’autres finiront ensevelis vivants dans la boue des champs de bataille. En 1917, les Américains installent une immense base avancée au nord de Dijon, à Is-sur-Tille. Ils construisent à Lux, un village voisin, un dépôt de remonte. C’est dans ces centres que sont dressés les chevaux , en fonction de leur future affectation. En 1915, on compte 17 dépôts de remonte en métropole :