Nous nous apprêtons encore à voyager, à déménager nos bardas, nos sacs, nos chariots, nos canons, les chevaux étant près de nous, ils sont vite attelés et le matin à neuf heures nous partons sur la route. Il fait beau et clair, il y a des précautions à prendre le long des routes afin de ne pas être repérés : on craint les tirs de barrage, on marche silencieusement pour entendre les départs possibles d’obus, ou bien les avions qui viendraient nous survoler. Notre voyage sur la route a été sans histoires et, sans entrain. La soupe est mangée sur la route, c’est toujours Royal, notre cuistot de Sospel : il me sert bien, le soir on campe dans le patelin démoli, on dresse la tente et un peu de paille.
Le lendemain, départ à cinq heures sur la route, marche et arrêt à la gare d’embarquement, où un train est mis à notre disposition. Après l’embarquement de tout le matériel et des pièces, j’installe ma mitrailleuse sur le wagon découvert, afin de soi-disant protéger le convoi contre les avions. Je suis en effet, chef de batterie mitrailleur contre avions, chef tout seul, puisque je suis le seul qualifié à avoir passé avec succès au stage de mitrailleuse.
J’ai pendu au canon de ma mitrailleuse pointant en l’air, Rintintin et Nénette, le porte bonheur des poilus -à la mode- que m’a envoyé Gaby, ma marraine de guerre de Paris. Cela fait rire les copains et notre capitaine. Au début du printemps, j’ai obtenu une permission qui m’a permis de faire connaissance avec Gaby.
Nous faisons un joli voyage, et nous mangeons bien -pain -vin et « boite de singe » – et, le train va lentement, s’arrête dans les petites gares, nous sommes emmitouflés avec des branches, on se croirait dans un jardin mouvant, nous sommes fêtés par les civils en passant. On s’arrête à Pantin : que d’envies qui nous passe par la tête, si prés de Paname !
Nous arrivons en Belgique, but de notre voyage. Ce séjour en frontière belge, sans grandes histoires, a été sommes toutes un repos pour nous, le seul danger était le bombardement des avions, avec la toile de tente comme seul abris, mais cela ne nous effraie plus, on en a vu d’autres !
Dans ce secteur, il y a beaucoup d’anglais. Ils jouent beaucoup au football.
Ils pensent peu à la guerre : il y a ici beaucoup de coopératives où l’on peut tout acheter, à condition d’avoir le porte-monnaie bien garni. Il y a beaucoup de cigarettes anglaises, et nous en profitons car les infirmières en distribuent souvent à la cantine. Les infirmières parlent anglais, on se fait servir par gestes. Elles sont gentilles, elles nous font jouer le phono et, nous demandent les morceaux que l’on préfère, toujours par gestes, les repas servis ne sont pas chers, elles font sans doute des cadeaux.
Notre séjour en Belgique dure une semaine, déjà on parle de départ. Il est question de changer de canon, cette question n’est pas nouvelle et, n’a jamais abouti.
Nous ne faisons que varier de secteur en secteur, comme une batterie volante : on prend position sur un secteur pendant un jour ou deux, on fait des tires nourris pendant la nuit et, le lendemain on s’en va ailleurs. Cette vie de nomade est assez plaisante, excepté les dangers qu’elle fait courir, car nous sommes en plein bled, sans abris, avec les arbres qui nous protègent, mais nous partons après un tir nourri, pour ne pas être repérés. Comme on couche sous la tente, les avions qui rodent la nuit lancent des bombes au hasard : là aussi, il faut prier qu’elles ne fassent pas mouche.
Toujours est-il, que fatigué de cette vie, on nous apprend encore une fois que nous devons aller au repos, pour prendre enfin possession de nouvelles pièces, le repos est à Senlis, beau pays près de Paname, et nous sommes contents.
C’était trop beau, nous revoilà sur les routes le lendemain, car on annonce qu’il faut débarquer le matériel qui était déjà embarqué pour le repos, les pièces et les chevaux, et tout. On n’y comprend plus rien. Je me dis : « finis le repos, sans doute, on nous a jugé pas assez fatigué ». Comme nous étions partis sur la route à pieds comme des fantassins, ayant avec nous les chevaux de trait, et les chariots, je me dis à part moi : « drôle d’armée, sans arme, sans canons ». Mais à la guerre, on ne sait jamais où l’on va, ni ce qu’on va faire.
Le capitaine Saclier descend de temps en temps de son cheval, prenant la tête avec nous ; il me recommande « Allez Cano, allez-y de vos belles chansons » et, je chantais tous les chants de route, les autres reprenant en chœur, le temps passe en marchant beaucoup. Que de surprises nous attendent, arrivés au cantonnement où l’on nous annonce que le repos est renvoyé à une date ultérieur ! Je m’en doutais !
Nous devons aller avant dans un secteur où ça barde et, aider l’armée américaine. Nos pièces nous ont devancés à cet effet. « Quel patelin allons-nous encore voir ? » On nous dit du côté de la Marne. Le lendemain, départ après une bonne nuit couchée sur la paille – il fait bon car l’été approche – ne seraient ce les avions qui viennent survoler, mais on n’y fait même plus attention, tellement nous sommes fatigués.
Après quelques heures de marche, on embarque encore : « que de contre ordres, c’est à se demander s’ils savent ce qu’ils font »… et dire qu’on exécute les ordres sans rien savoir. Quelle désillusion, nous qui avions cru aller au repos, au changer de pièce, ce qui nous aurait tenu un bon mois à l’arrière !
Après une journée de voyage, nous arrivons à Chezy-sur-Marne : c’est ici que nous attendons nos canons, ces braves 120 longs, de belles baraques bien encombrantes et vraiment lourdes ! Nous re débarquons les pièces, les chariots à obus, et tout le matériel. Nous refermons la colonne en ordre de marche, on doit être pressé, car il est déjà quatre heures de l’après midi et, nous partons sans avoir eu de repos : « Ont-ils l’intention de nous faire marcher toute la nuit ? ».
Notre crainte est superflue : nous n’allons pas bien loin, nous sommes déjà au front, on ne l’aurait pas cru, vu le village intact où nous sommes, les maisons bien entières, mais abandonnées, comme si cela c’était fait précipitamment : c’est que sans doute cela ne va pas rester longtemps en bon état. Ayant installé les pièces dans un parc : plate-forme, plateaux de retour, etc, les obus mis en place à portée, toujours sans abri, nous attendons.
***En 1918 à Paris, on raconte qu’un jeune couple a échappé au bombardement de la capitale par les Gothas et par les obus à longue portée de la grosse Bertha. Nul ne sait qui a commencé à fabriquer des poupées de laine à leur effigie. Mais toujours est-il que tout le monde en veut. On se les échange, on les donne aux poilus. Elles concrétisent le lien entre eux et leurs femmes, leurs fiancées, leurs marraines de guerre. Leurs noms ne doivent rien au hasard : Nénette, la fille, Rintintin , le garçon, Leur créateur n’est autre que le dessinateur Francisque Poulbot. Ses poupées étaient vendues dans le catalogue des jouets de La Samaritaine pour Noël 1913. Ils les avaient imaginées pour contrer les poupées faites en Allemagne, qu’il trouvait fort laides, mais qui avaient envahi le marché. Nénette et Rintintin étaient les petits noms que se donnaient Francisque Poulbot et sa femme. Des nénettes et rintintins, on en fera jusque dans les années 50. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En 1918, des aviateurs Américains découvrent une portée de chiots bergers-allemands dans les décombres d’un chenil. Le capitaine, Lee Duncan adopte un mâle et une femelle. Il les nomme Nénette et Rintintin. Plus tard, le feuilleton américain Rintintin sera nommé d’après ces poupées. Le chien Rintintin sera enterré à Paris.