« Au printemps 1917, comme la neige est partie, nous avons construit un réfectoire sous les arbres et, nous mangeons en plein air, quelque fois au soleil.
Les jours de calme cela a du bon, car on plaisante et on raconte des histoires, chacun la sienne. Mais quand cela marmite, nous ne nous sentons pas à l’aise, alors nous mangeons en silence, car il est nécessaire d’entendre les départs boches, et de voir où ils tirent quelquefois devant, quelquefois derrière nous. Quand nous sommes renseignés, nous sommes tranquilles, car les obus passent au dessus de nous et vont plus loin. Mais plus d’une fois en mangeant, nous avons été obligé de faire un plat ventre en vitesse… et souvent d’abandonner notre table en remportant notre gamelle pour courir nous mettre à l’abri dans la cagna, le tir se rapprochant de nous.
La saison avançant, petit à petit, les boches se sont mis à devenir plus mauvais. *Cela a commencé un matin alors que nous venions de tirer sans arrêt, j’imagine sur une batterie boche, que nous devions avoir bien sonnée, car vers midi, alors que nous avions une halte, et que nous prenions notre collation, nous avons vu des avions nous survoler, et nous avons tout de suite deviné que c’était des avions de réglage qui nous avaient repéré et, allaient régler un tir sur nous.
En effet, dès le premier obus de cent cinquante qui était encore long, nous avons du regagner en vitesse nos cagnas, avec notre gamelle, car le troisième coup était déjà très près et, tout de suite après, une salve de plusieurs coups de cent cinquante est tombée sur notre parc. Nous avons eu ce jour là, notre saoul de bombardements de l’après midi, jusqu’au soir ; d’autres batteries amies aux alentours font le feu à notre place pour répondre. Malgré cela nous devons souvent sortir, bien que nous-mêmes ne tirons pas.
Je dois, avec deux copains, aller prendre les ordres au Château, car le téléphone est coupé, nous faisons la distance de cent cinquante mètres en rampant, il fait déjà nuit, on nous ordonne de mettre les masques, car on nous signale les gaz, aussi nous pouvons à peine respirer, car ce sont les premiers masques à « cataplasmes »*. Nous regagnons notre « cagna »** essoufflés, sans encombre, miraculeusement.
Après notre arrivée, d’autres doivent sortir au château pour aller chercher la soupe, car il est vingt heures et nous n’avons pas encore mangé. Ils reviennent après une demi-heure où nous étions déjà inquiets… avec la soupe ; nous mangeons de bon appétit, mais les boches continuent toujours leur tir sur nous. Nous sommes repérés.
Comme nous sommes libres, nous nous couchons, malgré ce bombardement, qui secoue nos entrailles. A minuit, nous pouvons enfin dormir un peu.
Dès le réveil, nos devons aller chercher les ordres au château car notre commandement ne veut pas rester sur sa défaite : nous faisons un tir de réglage sur la batterie qui nous a pris à parti la veille, et qui a été repérée : nous sommes presque heureux de lui donner la pareille.
Après quelques jours de réglages, nous commençons un tir intempestif bien nourri, sans arrêter, et nous transpirons malgré la matinée, car il ne faut pas être à la traine : quatre pièces tirent, sans arrêt pendant plus de trois heures, et nous avons du faire mouche, car il n’y a pas de riposte. Nous arrêtons notre tir à dix heures.
On va chercher la soupe, au château en se doutant que la riposte ne va pas tarder. Mais ce jour là, nous sommes en alerte sans tirer, tandis que les autres en face ne tirent pas non plus : ils doivent réparer et mettre de l’ordre. Par prudence, on mange à couvert.
A partir de cette date, plusieurs bombardements eurent lieu sans histoires, mais toujours avec des ripostes de nos adversaires et, la vie est ici moins belle que lorsque nous étions arrivé, toujours en alerte, souvent levés la nuit pour tirer, pris le jour pour tirer, il n’y a plus de sorties en ville, du reste de nombreux civils sont partis, car ça barde dans Reims aussi. Cependant, il y en a qui tiennent bon.
Il y a toujours des bistrots que nous voyons quand nous sommes en patrouille dans la ville, mais impossible de s’arrêter.
Nous n’avons plus vu notre marraine Marie, qui fait de temps en temps des voyages et revient voir ce qui se passe à Reims. Elle est assez riche pour se payer des voyages et pourrait ne pas venir dans ce bled démoli, mais c’est une fille courageuse. Elle a un beau logement, bien aménagé en sous-sol des caves Chandon. Elle ne vient plus nous voir car il y a du danger auprès de notre canon !
Après une époque d’épreuves de toutes sortes, étant très fatigués par cette vie de débauche, levés la nuit, tirer, recevoir de forts bombardements, autant le jour et arriver à peine à dormir quelques heures, on nous parle d’un repos à l’arrière. C’est une bonne nouvelle qui nous enchante, car ici ça sent vraiment mauvais, c’est maintenant devenu un secteur mouvementé.
Cette nouvelle m’est arrivée par le cuistot. J’ai oublié de parler du cuistot : c’était un pays ou presque, de Sospel, près de Nice, un bon vieux papa qui est très gentil avec moi et avec Néné ; de temps en temps, il nous fait passer une petite friandise sur son rabiot, il fait partie de la première pièce. Nous le faisons rire.
Par un beau jour d’été nous déménageons, et quand je dis déménager, c’est peu de le dire, car la batterie est grande et encombrante. ; chaque pièce a un fourgon à sa disposition où l’on embarque nos hardes, nos petits meubles, nos obus, car une partie va dans les caissons des pièces – canons – qui doivent être prêtes pour la route, c a d qu’on leur enlève les cingolies (chaines plates des roues, qui atténuent le recul de la pièce), les cales. Nous laissons bien entendu, les cagnas et les plates formes, telles quelles.
Les chevaux sont arrivés avec nos conducteurs, nous voyons des connaissances qu’on n’avait pas vu depuis longtemps, et non pour des ravitaillements en obus, car c’est le soir que les conducteurs nous livrent en obus, que nous déchargions nous-mêmes pour les mettre dans l’abri à obus, par deux ou trois sur le dos, faisant vingt kilos chacun.
Nous avons de la chance, car il est de bonne heure, cinq heures, et tout est calme. On attelle les pièces et les caissons, les chariots sont prêts, nous sommes équipés pour la route et, on donne le signal de départ. Malgré l’heure matinale, nous verrons des gens venus nous saluer : la marraine de la pièce, est là et veut embrasser sa pièce, et tous les militaires s’écrient : « Et moi alors ? Et, elle répond : « c’est pour vous tous ». Il y a aussi les cavistes de Chandon. Il fait beau et calme et ces braves gens avaient l’habitude de nous voir.
Le capitaine donne le signal de départ, nous ne demandons pas mieux car les boches pourraient nous repérer, et ils pourraient en profiter pour tirer. Nous prenons la route d’Epernay et bien que nous ayons de la peine de quitter Reims, nous allons nous éloigner du front, Epernay étant quand même l’arrière.
Pas d’histoires sur la route, on marche à pieds nous les servants des pièces, cela vaut mieux car sur les caissons, on ne peut faire de plat ventre et, comme la colonne va au pas, nous la suivons facilement. Nous plaisantons, nous rions de tout tellement nous sommes heureux de cette détente, en nous éloignant un peu du feu. Nous arrêtons à dix kilomètres pour manger la nourriture préparée dans les cuisines roulantes. Un espèce de pique-nique champêtre qui n’est pas sans nous déplaire, surtout que nous buvons, et, le bruit court qu’on va camper un peu plus loin pour arriver demain matin à Ay, petite ville prés d’Epernay.
Nous nous arrêtons dans une espèce de ferme toute démolie après deux heures de marche,, mais qui conserve des bâtiments. Tout le monde rentre là-dedans, les chevaux, les chariots, les canons. Après quoi, nous attendons le signal de la soupe. Nous préparons nos couchettes : cette fois, ce sont des bottes de paille qui nous servent de lit, c’est quand même moelleux et, on sera bien.
Il y a bien des avions boches, qui rodent et canardent les environs, mais nous sommes dans l’obscurité pour ne pas être repérés. Après une bonne nuit, comme on n’avait pas passé depuis, branle bas de départ après le jus et la gnôle. Nous sommes peut-être à dix kilomètres de Reims. On attelle les chevaux aux pièces, on recharge les chariots et nous partons pour Ay où nous entrons à dix heures du matin.
Nous faisons sensation car beaucoup de civils femmes et jeunes filles, nous acclament sur notre passage, alors que nous sommes assis sur nos caissons. C’est une charmante petite ville riante qui en temps de paix contient sept milles habitants, excepté les hommes, les habitants sont tous restés chez eux.
Nous nous arrêtons sur un grand boulevard situé sur une esplanade, dans la ville. Nos canons sont dételés au bord des trottoirs, les chariots vont rentrer dans des granges, où nous allons camper. Cela se fait sous les yeux curieux de la population. La première et la deuxième pièce sont campés dans la première grange, les servants et les conducteurs sont ensembles ; je trouve encore des niçois dans la deuxième pièce, et dans les conducteurs : les cannois Dolci, Borgo, et les niçois Bernardi, et Biancho**. C’est la fête, nous mangeons ensemble, et plaisantons avec le cuistot de Sospel.
Le soir après la soupe nous partons nous balader dans le pays et après notre balade comme le pays n’est pas grand, nous décidons avec les niçois qui sont tout deux violons, et guitaristes et qui ont emporté leurs instruments, de donner un concert sur la place, où je vais chanter : tout mon répertoire y passe , nous apercevons des gens aux fenêtres qui écoutent, nous avons attiré la population. Deux jeunes filles, descendent et nous donnent du mousseux : ce sont les filles du maire.
Enfin la nuit tombe et neuf heures approchent, nous décidons d’arrêter : les officiers nous félicitent, et s’étonnent de ma capacité de chanteur : Je leur dis : « j’ai déjà chanté au Casino de Nice »*. Nous retournons dormir dans la grange sur la paille et nous passons une belle nuit. »
*cagna : un tunnel au départ pour faire sauter des explosifs, transformé en abri une fois consolidé (wikipedia)
** les noms ont été changés nota :
*L’opération Alberich, baptisée du nom d’un sorcier légendaire invisible issu de la mythologie germanique, débute le 25 février 1917 par le retrait progressif des troupes allemandes d’une large partie du Pas-de-Calais, de la Somme, de l’Oise et de l’Aisne. Le commandement laisse des forces d’arrière-garde, pour faire croire aux patrouilles alliées – et ceci jusqu’au dernier instant – à la présence de ses soldats dans les tranchées.
Malgré ces précautions, des doutes apparaissent dans les états-majors alliés où des renseignements collectés grâce à des missions d’observation aériennes et, auprès de prisonniers allemands trahissent les préparatifs d’un retrait.
Dès le 2 mars, des patrouilles françaises rapportent des mouvements suspects dans les lignes ennemies. Le général Franchet d’Esperey, commandant du GA,C alors concerné par cette partie du front, demande au général Nivelle la permission de lancer des attaques destinées à surprendre l’adversaire dans sa retraite.
Nul ordre de poursuite n’arrive du Grand Quartier général (GQG), qui reste sceptique sur les intentions de l’armée adverse et, poursuit la planification de l’offensive prévue dans ce secteur. Or, ce retrait rend irrémédiablement caduc, l’ensemble des plans français.
Le 15 mars, devant l’assurance du repli ennemi, l’ordre est donné aux unités du GAC d’engager la poursuite. De leur côté, les forces britanniques de la 4e armée s’élancent en direction de Bapaume, tandis que les troupes de la 3e armée française progressent en direction de Saint-Quentin, libérant tour à tour plusieurs villes de la Somme, de l’Oise et de l’Aisne.
Au cours de cette course de cinquante kilomètres, les troupes britanniques et françaises ne parviennent pas à déborder les forces allemandes qui les tiennent en respect. En effet, l’ensemble des ponts et des nœuds de communication ont été dynamités par les sapeurs allemands, ralentissant de façon considérable la progression des Alliés.
Un spectacle apocalyptique attend les soldats français et britanniques qui traversent des dizaines de localités en grande partie dévastées. Durant leurs semaines de préparatifs, les troupes allemandes se sont livrées à la destruction systématique des habitations et des infrastructures, afin de ne laisser derrière eux, qu’un désert de ruines, où toute installation de troupes sera longue et difficile.
Cette tactique de la « terre brûlée », ordonnée par le haut-commandement allemand, vise à priver les forces alliées de tout avantage stratégique, en les obligeant à consacrer d’importants moyens pour remettre en état les axes de communication et, les localités, les empêchant de ce fait de projeter toute nouvelle offensive. De plus, l’ennemi a dynamité de nombreuses églises, supprimant les postes d’observation que sont les clochers.