1 – La guerre de mon grand père : appelé à dix-neuf ans

« Lorsque cette guerre s’est déclarée, mes amis et moi, qui étions très jeunes encore,  – nous ne pensions nullement que nous irions nous aussi faire le coup de feu. Mais cette guerre n’en finissant plus, et les années s’écoulant, les hommes étaient dévorés par ce fléau, le gouvernement est obligé de prendre dans les jeunes recrues, de sorte que ceux-ci  partent avant leur âge d’incorporation, de vingt-et-un an. Même les réformés, et les ajournés subissent un nouvel examen et sont presque tous pris comme bons.

Tout de même, après un conseil de réforme très sévère, je suis déclaré bon pour le service (inscrit au numéro 122 bureau de recrutement de Nice).

Je reçois ma feuille de route, et suis incorporé le 9 août 1916* au 115e Régiment d’artillerie lourde montée,  matricule 2653, dont le centre est à Nîmes, arrivé au corps et canonnier de deuxième classe, le 9 août

« Quelle aventure ! Moi qui ne suis jamais sorti de Nice, si ce n’est pour aller à Cannes ou Vintimille ». Départ de Nice avec plusieurs copains niçois, entre autres Bianchi, Andréis. Consolation ! On voyage tout à fait gratuitement, mais voyage un peu triste, à l’idée de quitter les siens et d’aller mener une vie bien différente de celle que nous vivions.

Arrivés à Nîmes à 14 h, un brigadier de notre régiment nous attend et nous mène à la caserne à 1,5 kilomètre de la gare.

Arrivée au quartier : appel ! Nous devons aller au magasin ou nous quittons nos habits civils pour vêtir un treillis blanc  (sorte de blouse courte), et des pantalons de coutil, des sabots aux pieds, et un petit calot bleu, bordé de rouge (couleur de l’artillerie). Quelle triste mine nous faisions ! Bien mieux on nous annonce que nos cheveux sont trop longs et qu’on va nous raser la tête. Cette fois nous ressemblons bien à des bagnards.

De nouveau on fait l’appel de ces pauvres gars drôlement accoutrés, puis de nouveau : magasin d’habit et accessoires. La distribution de tout notre attirail, composé de nombreux effets ramassés en vrac, car il faut aller vite. Il y a de tout dans ce pack : des pantalons, vestons courts, des couvertures, des sacs à viandes (draps double), des souliers en cuir dur à faire assouplir par la graisse, des « houssons » sortes de bottes avec pattes, des éperons en fer blanc, des ceinturons en cuir, des gamelles, un bidon de deux litres recouvert de tissu bleu, un quart à boire, une musette, deux chemises à rayures bleues, des caleçons longs à rayures bleues, un képi bleu ciel. Un étui à revolver, mais vide, un mousqueton pour le sabre, mais pas encore le sabre. Viennent ensuite, les accessoires pour les chevaux, car nous devons faire la toilette de ces animaux : étriers, brosses, et c’est la raison pour laquelle nous avons des sabots.

Nous sommes classés dans des chambrés, et on nous désigne un lit qu’on doit faire au carré, sous peine d’être défait ; il faut faire son paquetage. Sur une planche au dessus et à la tête du lit, il faut plier les effets au carré, de manière que rien ne dépasse. Puis le clairon sonne la soupe.

Nous prenons notre gamelle, cuillère et fourchette, quart, pour nous rendre au réfectoire où le brigadier nous distribue un bouillon bien clair, avec un peu de viande bouillie, un quart de boule de pain de campagne. Nous le  mangeons de bon appétit.

Après le repos pour écrire pour ceux qui le peuvent, à  neuf heure appel, la trompette sonne des airs que nous ne connaissons pas, mais qu’on finira vite à détester. Nous nous couchons, certains font des blagues, mais nous tombons de sommeil.

Le réveil est fait par la trompette à six heurs trente, le brigadier nous avertit que nous avons une demi heure, pour nous vêtir, faire le lit, boire le jus qu’un homme de chambre (chacun son tour) va chercher et nous sert dans le quart, et à sept heures appel dans la cours. Revue par le maréchal des logis, de toutes les recrues, examen des hommes, et pose de questions sur nos emplois. On commence à nous faire la théorie du soldat, salut envers les gradés, respect, obéissance, etc…

On nous mène ensuite aux écuries, où l’on nous fait faire la  connaissance avec nos futurs « canassons ». Premier temps, nous apprenons à approcher un cheval, sans lui faire peur, en lui parlant et en le caressant sur la croupe :  tout cela se fait bien entendu, non sans émotion, car la plupart d’entre nous n’avons jamais approché un cheval. Surtout que ceux-ci sont des canadiens sauvages, qui viennent à peine d’être ferrés. Heureusement, qu’on nous a choisi un spécimen assez calme, pour un début, car on voit les autres à côté qui ressautent au moindre contact, et envoient des ruades et, cela ne nous rassurent pas quand nous pensons à nos futurs contacts.

Vient ensuite la démonstration pour le pansage (nettoyage des chevaux à l’étrier et à la brosse). Là encore, il faut faire attention car les chevaux sautent en l’air, à peine on les touche. Ils sont peureux et par là très dangereux à cause des ruades ou piétinements, risquant d’écraser nos pieds. Cela me change de mon crayon et de mon bureau.

Une demi-heure de repos nous est accordé à huit heure trente, pour un gouter, si l’on veut, car c’est avec nos deniers qu’on peut le faire. On trouve des sandwichs à cinq sous à la cantine, ou des barres de chocolat à deux sous, avec du pain, on peut y boire une chopine de vin pour cinq sous, avoir de la charcuterie, etc.

A neuf heures, appel ! On nous partage en équipe par brigadier et, on recommence la théorie puis la culture physique, puis de nouveau à l’écurie, pour apprendre à les conduire à l’abreuvoir. On a du mal à les tenir parce qu’ils sont pressés, enfin on rentre, on les attache aux anneaux à l’intérieur, et on apprend à leur donner la botte (avoine et fourrage dans le râtelier). On croit avoir fini, mais le plus gros travail reste à faire, car les chevaux attachés à l’extérieur ce sont mis à faire leur besoins, donc avec un balai et une pelle, il faut nettoyer les abords de tout crottin en le mettant dans des chariots.

Un brigadier demande : « quels sont ceux qui savent aller en bicyclette ? » et, à ceux qui répondent « moi », le brigadier dit de se mettre de côté : ceux – là iront avec le tombereau pour vider le fumier ramassé aux abords à une bonne distance de la caserne. Pour les autres, à la soupe qui est à onze heurs trente.

Au réfectoire, on nous distribue une espèce de ragout de pommes de terre, et de viande  dénommé, « ratât » avec comme boisson de l’eau. C’est un régime frugal ! Le matin, nous n’avons qu’un quart de café (si l’on peut appeler cela du café : de l’eau chaude jaunie sans sucre, ou l’on peut tremper un peu de pain, reste de la veille), et  pour la cantine, il faut des sous. Tous les jours, on touche un quart de boule de pain (environ cinq cents grammes) de campagne serré et rassis.

L’après midi qui commence à treize heures, on nous apprend à seller un cheval : c’est une bête habituée et de bonne composition, car elle se laisse faire, malgré les gestes répétés de serrage de ventre. Puis on ressort les chevaux auxquels on doit faire le pansage. En un mot, nous sommes des artilleurs, mais nous passons notre temps à nettoyer les chevaux et à nous occuper de l’écurie, durant cinq heures par jour, en deux fois.

 

*Jean est né le 11 mai 1897 à Nice, classe de mobilisation de 1917*, incorporé le 9 août 1916 ; alors que les carnets de route des soldats sont très précis sur les lieux des combats et les détails des horreurs de la guerre,  mon grand-père entretient un moral d’acier en essayant de distraire les autres et de se distraire quand il le peut, cela est inhabituel, car le drame prédomine, mais n’est-ce pas la marque d’un optimisme contagieux ?

Avertissement : toute reproduction à des fins commerciales est interdite. Je remercie les possesseurs des photos et cartes postales provenant de sites divers de collectionneurs et mairies, études, archives militaires du ministère des armées, musée militaire qui apportent une réalité extraordinaire à ce récit.

*la bataille de Verdun  avait eu lieu durant l’année 1916, avec ses millions de morts