2 – La guerre de mon grand-père : quel malheur, cette vie de tuerie sans connaître ses adversaires !

Au bout du cinquième jour, on nous dit qu’on va nous apprendre à nous tenir à cheval. On nous met en tenue avec les godasses et les houssons, sans éperons avec les culottes de cheval, mais en blouson. Chacun à notre tour, nous apprenons à grimper dans étriers, au saut, et le cheval sous les coups de fouets du brigadier tourne autour du manège. Comme nous n’avons pas d’étriers, et qu’il faut tenir droit pour acquérir l’assiette, c’est difficile de tenir en équilibre. Comme on tombe par côté on se tient au pommeau de la selle et le brigadier de crier «  Voulez-vous  lâcher le pommeau ». « Je ne lâche rien » crie un copain qui a du mal à tenir l’équilibre. Les réponses pour le moment n’entrainent aucune sanction.

Après  quelques jours, nous avons acquis un peu d’habitude et nous commençons à partir en promenade, cette fois avec des étriers. Au trot cela va encore, mais au galop, c’est un véritable vertige. Le soir nous rentrons harassés, blessés aux genoux, et au derrière avec des saignements. Le major nous dit que ce n’est rien, et nos blessures s’aggravent (nous y mettons de la vaseline). J’ai de la chandelle de suif qui me sert à calfeutrer. Le matin, on a de plus en plus de mal à s’arracher du lit, et nous recommençons sans avoir cicatrisé.

La vie de quartier est monotone, mais on fait le maniement du sabre, du révolver, quelques théories sur le canon : son tir, son pointage, sa mise en place par quatre manœuvres, munis de leviers, car c’est un 120 long : la glissière pèse 1.200 kilos, l’obus vingt. Ce qui revient le plus souvent comme un cauchemar, c’est le pansage des chevaux, le nettoyage des abords, l’abreuvoir, la botte, même le dimanche, ce qui fait que nous n’avons jamais un dimanche de libre, car il faut s’en occuper le matin et ensuite revenir à quinze heures.

Au bout de six jours de caserne*, nous n’étions pas encore sortis, et nous brulions de connaître la ville, et les nîmoises. Nous n’avions pas nos habits complets, mais en voyant les anciens sortir, nous nous disions que nous pouvions le faire. C’est ce que nous fîmes avec un marseillais, plus culotté que les  niçois.

Le dimanche donc, nous nous habillons avec nos pantalons de cheval en velours, notre petit veston de serge bleu, nos houssons avec éperons ; nous mettons le couvre nuque bien plié autour du cou, pour faire cravate, le képi bleu horizon, bien droit, avec un pli pour ne pas donner l’illusion du neuf , et nous voilà, partis pour affronter le brigadier de service à l’entrée.

On n’en mène pas large, en passant à la grille en se mêlant à un groupe, mais le brigadier nous fait passer à la queue, en nous examinant. On fait un salut impeccable à l’ancienne, et nous passons. Nous voilà dehors où nous respirons l’air de la liberté, mais il va falloir saluer les gradés, et ne pas tomber sur une patrouille qui circule en ville.

Nous visitons la ville, la maison carrée, les arènes où on fait des corridas, un beau jardin public ; comme on a quelque argent, on en profite pour aller se faire photographier, malgré l’accoutrement de soldat de l’arrière : on a un peu d’orgueil d’être soldat et, on veut le faire voir aux autres.

On achète des melons qu’on va déguster dans un bistrot avec une chopine de vin, moi qui n’a jamais bu que de l’eau rougie. C’est bientôt trois heures de l’après  midi, il faut rentrer, mais nous sommes contents de notre première sortie, en pensant à la prochaine, pour prendre des photos. Ceux qui ne sont pas sortis nous demandent des renseignements sur la ville, et le marseillais dit que ça ne vaut pas Marseille, tandis que le niçois dit que ça ne vaut pas Nice. Nous avons bien vu quelques nîmoises, mais va donc leur faire de l’œil avec nos têtes rasées et notre accoutrement fripé déjà portés par d’autres.

Les anecdotes ne sont pas bien intéressantes, à part la permission que j’ai obtenu après vingt jours d’incorporation avec le système débrouille, et quelques promenades dans les environs de Nîmes, avec une jeune fille rencontrée au cinéma avec mon copain Olive de Martigues, quelques permissions clandestines, de vingt-quatre-heures à Martigues, et à Marseille, pas assez longues pour aller à Nice.

Et enfin,  le jour de l’habillage pour le front, notre départ pour Nice encore  sans permission et, notre retour de Nice en retard pour le départ mérite une description sommaire.

La permission de vingt jours que j’ai obtenue après quarante jours d’incorporation d’abord,  ne fut donc pas pour faire des vendanges, et je dus rejoindre mon régiment avec le cafard, le cœur emplit de tristesse.

Point de vue tenue, nous avions touché une belle vareuse longue bleu marine, avec ceinturon et de beaux pantalons de cheval en velours, avec une rayure rouge, avec bottes et éperons, bien cirés, képi bleu ! Ma mère,  comme surprise, m’avait préparé une belle culotte de cheval bleu marine avec les grandes rayures rouges.

Cette permission a été la plus belle : le plaisir de revoir les miens, mon pays, la joie d’arriver, tout cela a été un des plus beaux jours de ma vie. Vingt jours loin de ces canassons, sans penser à la guerre.

A peine arrivé, j’en profite pour me faire couper et raser la moustache, autre contrainte imposée par le service, car les premiers temps je la rasais, mais le maréchal des logis m’ayant plusieurs fois menacé de la prison, je fus obligé de la laisser pousser. Mais  un arrêté ministériel, passé pendant les vacances,  autorisa le poilu à fumer la pipe dans la rue et à couper sa moustache, à cause des  masques à gaz*.

A mon arrivée à Nîmes, j’apprends une bonne nouvelle : nous allons quitter le quartier pour loger en campement en ville, afin de donner la place à de nouvelles recrues. Le cantonnement en ville, c’est un peu plus de liberté, car le soir après la soupe, plus de sonnerie de trompette, plus d’extinction des feux, et peut être, pour peu qu’on ait un bon brigadier, pouvoir sortir en ville, ou du moins, dans le quartier du cantonnement.

Pendant cette période,  nous avions un bon vieux brigadier qui nous a permis de sortir à condition de ne pas nous faire pincer par la patrouille. Nous fîmes donc de fréquentes sorties, pas trop loin, mais surtout de bons casse-croutes dans les bistrots où nous voyons de belles filles aimables.

Nos labeurs quotidiens étaient toujours les théories du sabre, du révolver, du mousqueton, du canon et surtout   le nettoyage des canassons qui étaient toujours dangereux parce qu’on les changeait fréquemment. Ces chevaux sauvages du Canada n’étaient même pas ferrés en arrivant, aussi ils envoyaient pas mal de nos amis à l’hôpital. Un marseillais imprudent fut  un jour pris au bas ventre et, passa un mois à l’hôpital, le ceinturon  coupé en deux, l’ayant heureusement protégé.

Olive, un de mes meilleurs amis, avec des yeux noirs fut atteint à la face par une ruade et, du entrer à l’hôpital pour dix jours, j’allais le voir tous les jours avec sa figure drôlement emmaillotée. Malgré sa guérison, il conserva une face un peu tordue. Bien d’autres on subit le même sort !

Il y avait une compensation : c’était celle de la promenade à cheval, où l’on partait tout équipé en deux files  deux par deux,  dans les bois, en faisant du pas, du trot, du galop, guéris depuis longtemps de nos blessures durant l’apprentissage.

Les sorties à deux compagnons du soir, compensaient notre labeur du service, durant lesquelles nous mangions des melons au bistrot du coin. Le dimanche nous nous promenions au jardin, où lorsque nous avons fait la connaissance de jeunes nîmoises nous les avons emmené en tramway au Castanet,  petite banlieue de Nîmes. Il y avait des tonnelles où nous déjeunions en riant, et le soir nous rentrions par des raccourcies deux par deux.

Ces jours là (toutes les trois semaines), nous avions la permission de la botte, pas d’obligation de retourner à quinze heures, si nous n’étions pas puni. Nous ne restions au campement. Après la botte et le rata de seize heures trente,  nous  pouvions sortir jusqu’à vingt et une heure. Sauf la permission des vendanges, je n’ai jamais eu la permission d’aller à Nice car nous n’avions jamais quarante-huit-heures.

Ce n’est qu’en janvier 1917, alors que nous venions d’être équipés et habillés pour partir au front, que nous nous sommes éclipsés sans permission à Nice, à Marseille, et à Cannes. On venait de nous donner de beaux habits bleu-horizon, avec des bottes en cuir, le casque en fer bleu, le sac, les masques à gaz, etc. On nous a dit : « Attendez-vous à partir dans quelques jours », en attendant vous êtes exempts de corvées, et d’appel, allez vous promener en ville, sans vous éloigner, en attendant le départ du convoi éventuel.

Partir au front, vers la tuerie, sans avoir embrassé ses parents, nous a paru scandaleux : aussi équipé d’une musette et de nos habits de front nous avons décidé,  une vingtaine d’entre nous de toutes les directions, de partir embrasser les nôtres. Nous nous arrangions pour prendre le train en sautant par les barrières prés de la gare, au moment où il ralenti énormément.

Moi, je suis arrivé avec Néné à Nice, Dolce et d’autres de Cannes. Le voyage se fit sans encombre, en évitant les contrôleurs, dont on se moque un peu au stade d’aller se faire trouer la peau ! A Nice, au niveau du pont Descours et Cabaud, nous passons et sautons, et tombons bien sur, sur deux gendarmes, mais ceux-ci se contentent de rire, et de dire  :

« Ah, jeunesse ».

A Nice, rue Bonaparte, quelle émotion ! Maman qui pleure de me voir équipé en tenue de poilu ! Je vais attendre ma sœur aux Galeries, qui en me voyant éclate en sanglots. C’est encourageant …

Enfin tant bien que mal, on se fait une raison, on déjeune et, il faut partir tout de suite car le train est à quinze heures. La permission n’aura pas été bien longue, mais cela nous a permis d’embrasser nos parents, avant d’aller dans la fournaise.

Même stratégie pour le retour, où Néné m’avait donné  rendez-vous, embarqués clandestinement, mais assis. On envoie balader le contrôleur en lui disant que s’il veut prendre notre place, il peut. Après tous les changements de train à Marseille, l’heure file et c’est vers minuit que nous arrivons à Nîmes, au quartier.

Là, une surprise désagréable nous y attend. Notre convoi était parti dans l’après-midi et nous étions manquant, c’est grave pour un soldat et,  pour une trentaine… c’est compliqué ! Le maréchal des logis en chef*, nous menace du conseil de guerre, nous traite de mauvais soldats, et puis en attendant qu’une décision soit prise, nous enferme dans une grande prison en nous disant de faire notre sac et préparatifs ici.

Le local est grand et notre moral est bon, car notre musette est bien garnie par les parents. Nous sommes réveillés le matin par le clairon et quelques instants après, nous sommes avisés de nous préparer pour aller nous présenter en bloc, mais deux par deux,  devant un très jeune lieutenant, qui sans nous féliciter, nous dit « que nous avons de la chance, qu’un autre convoi partira le soir, mais que pour plus de sureté il nous gardera en prison jusqu’au départ ».

Celui qui nous garde, est celui qui nous a accueilli au début ; nous le faisons enragé en chantant en chœur, et en nous taisant quand il arrive, jusqu’à onze heures, heure de la soupe aux pois chiches, sans viande. Nous jetons la soupe sous la porte et, mangeons nos provisions puisque nous en avons. Que peut-il nous faire, nous partons au front : tout ça pour embrasser nos parents. Ce sont les pauvres bleus arrivés depuis quelques jours, qui doivent ramasser nos pois chiches.

Le départ arrive (20 janvier 1917), mais nous savons que le trajet va durer quelques heures. Le voyage se passe bien, nous avons le droit de descendre dans les gares. Nous passons à Corbeil, où nous continuons à nous équiper du matériel qui est indispensable : changement de masque, revolvers, sacoche, mousquetons, cartouches ; cela nous émotionne un peu de toucher ces engins qui vont tuer d’autres hommes :

« Quel malheur, cette vie de tuerie sans connaître ses adversaires ! »

*par la suite le maréchal des logis est appelé margis

 

 

 

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Un commentaire sur “2 – La guerre de mon grand-père : quel malheur, cette vie de tuerie sans connaître ses adversaires !”

  1. Merci Emma de nous donner à lire ce témoignage étonnant, si vivant qu’il semble s’adresser à nous, aujourd’hui. Avoir été écrit hier par un contemporain. Si directement.
    Merci pour les illustrations aussi. Amitiés, Gaëlle

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